Monte Disgrazia – Valmalenco

By Bertrand, 23 juin 2012

Les récits alpins commencent bien souvent sac sur le dos, souliers de montagne fermement lacés aux pieds et l’envie de découvrir de grands espaces chevillée au corps. Cependant les aventures alpines germent bien plus tôt dans l’esprit du montagnard. Confortablement installé dans son fauteuil à la lecture d’un topo, enthousisamé par le récit enflammé d’un compagnon de cordée ou simplement attiré à la vue d’un sommet. Ce n’est donc pas le fruit du hasard si Nick et moi nous retrouvons sur les rives du lac de Côme afin de nous lancer à la conquête du Monte Disgrazia. Alors que Nick arpentait les courbes dociles du Bianco Grat au Piz Bernina cinq années plus tôt en compagnie de Nadia, guide du Valmalenco, il posait les yeux sur cette cime aux dimensions parfaites, incarnation de l’idéal de beauté d’une montagne.

Monte Disgrazia - Corda Molla à gauche

Monte Disgrazia – Corda Molla à gauche

C’est très humblement que j’aborde l’ascension qui occupe nos esprits. L’hiver riche en neige, le fait que nous soyons toujours très tôt dans la saison, notre méconnaissance de l’environnement, le manque d’acclimatation de Nick me poussent à privilégier le parcours le plus direct vers le sommet. Les trois jours dont nous disposons sont largement suffisants pour parcourir la « Corda Molla » avec deux nuits prévues en altitude. Cette arête mixte de neige et de rocher tire son nom de la physionomie bosselée de son cheminement, tantôt en haut, tantôt en bas, avant de se raidir sérieusement pour rejoindre le sommet.

Le refuge Porro est au pied du glacier Valentina

Le refuge Porro est au pied du glacier Valentina

Notre première journée d’ascension se déroule sous les meilleurs auspices. Après avoir longé les rives oisives et enchanteresses du lac de Côme, c’est sous un ciel azur que nous arpentons le large chemin de randonnée nous menant au refuge Porro. Cette agréable montée, malgré une chaleur lourde, offre une superbe vue sur les glaciers et les hautes cimes environnants. Très prisée des italiens venus s’échapper de l’agitation milanaise, nous y rencontrons un groupe de trois italiennes qui nous font partager leur délicieuse « insalata di riso » dans une ambiance plus que joviale.

Picnic franco-italien

Picnic franco-italien

Vient le moment pour nous de continuer notre marche en altitude. Après un parcours sautillant dans le pierrier du glacier, animé de nombreux ruisseaux de fonte jaillissant des antres glacées, nous chaussons nos crampons, et remontons seuls le glacier, dans un univers désormais blanc. Après 3 heures d’efforts et une courte escalade, nous prenons pied sur une large vire ou se dresse fièrement notre abri pour la nuit. Minuscule bicoque de tôle juchée sur son monticule de pierre, celle-ci abrite quatre petits lits superposés, deux de chaque côté, et deux étagères de bois recueillant les vestiges des cordées passées précédemment.

Il est temps de chausser nos crampons

Il est temps de chausser nos crampons

L'itinéraire passe près de grandes barres de séracs

L’itinéraire passe près de grandes barres de séracs

Arrivée au bivouac Taveggia

Arrivée au bivouac Taveggia

Un bivouac ****

Un bivouac ****

Une fois nos affaires posées et notre soif apaisée, Nick et moi montons légèrement au-dessus du bivouac Taveggia afin de repérer la suite de notre ascension. Nous y apercevons pour la première fois la pointe du Monte Disgrazia distinctement. Alors que nous aurions pu pousser la marche une heure de plus afin d’atteindre le bivouac Oggioni, située au pied de l’arête Corda Molla, nous entérinons le fait de rester ici pour la nuit. En effet, une traversée relativement exposée nous y mènerait, mais l’idée de la parcourir en cette fin d’après-midi nous refroidit. Et puis quel bonheur que de rester ici, seuls, si haut perchés. La soirée aurait d’ailleurs pu être bien moins douillette si l’avarie subite de notre briquet nous avait empêchés d’allumer notre petite bombonne de gaz. Heureusement, après presque une heure de tentatives infructueuses, Nick a réussi à l’enflammer avec la seule étincelle de notre briquet paresseux.

Le Monte Disgrazia est la pointe tout au fond à droite

Le Monte Disgrazia est la pointe tout au fond à droite

Vue depuis notre balcon

Vue depuis notre balcon

Coucher de soleil sur les Alpes italiennes

Coucher de soleil sur les Alpes italiennes

La préparation de la soupe "is serious business"

La préparation de la soupe « is serious business »

Après une nuit des plus paisibles, nous sommes à pied d’œuvre rapidement le lendemain, de plus en plus sous le charme cet environnement  sauvage et vierge qui nous entoure. Hormis deux alpinistes engagés dans la face nord du Monte Disgrazia, nous sommes vraiment seuls et c’est avec détermination que je fais la trace dans cette neige vierge. L’arête a la physionomie de son aspect estival, couverte la plupart du temps par un épais manteau de neige, mais ceci n’empêche pas une progression sûre et relativement rapide. Si bien que vers 11h nous nous trouvons à mi-chemin et confiants de nos chances de succès. Malgré cela j’essaie de garder un rythme régulier car le dernier ressaut raide de l’itinéraire nous fera probablement perdre du temps, étant lui aussi bien enneigé.

Nick dans la traversée nous menant au pied de l'arête

Nick dans la traversée nous menant au pied de l’arête

Nous progressons sous une tempête de beau temps

Nous progressons sous une tempête de beau temps

Au pied de la Corda Molla

Au pied de la Corda Molla

Instant de volupté

Instant de volupté

La progression dans cette neige profonde est fatigante

La progression dans cette neige profonde est fatigante

Arrivés à un relais confortable après une délicate traversée sur une fine arête neigeuse, nous décidons de contourner le bastion rocheux devant nous par la face nord. En effet celui-ci est légèrement verglacé et les pentes de neiges sur notre droite présentent un aspect bien plus abordable. Après avoir contourné ce bloc rocheux, je perds Nick de vue et continue ma progression. Afin de regagner le fil de l’arête plus haut, j’aperçois sur ma gauche une fissure très abordable qui me ramènera facilement sur l’itinéraire. Piolet rangé sur l’épaule, je progresse facilement sur ce beau rocher ocre après avoir placé une protection solide. A cet instant, sans bruit ni avertissement, un rocher solitaire venu du haut de la fissure, heurte mon casque violemment puis effleure ma main gauche, les chocs successifs me faisant lâcher prise. Les yeux fermés je sens mon corps partir à la renverse, puis le vide, aussi bien physique que psychologique. Lorsque je ré-ouvre les yeux, j’ai la tête en bas, pendu par la jambe gauche coincée dans la fissure. Je comprends alors que la chute, plutôt que d’être stoppée par le point de protection situé deux mètres plus bas a été entravée par ma jambe gauche, mon sac à dos bien plein ayant absorbé la plus grande partie du choc. Une inspection rapide de mon corps me rassure sur mon état général. Je sais en effet qu’il n’est pas rare lors de gros chocs de ne pas s’apercevoir immédiatement d’un problème grave, stimulé par l’adrénaline. La situation est tout de même délicate et il me faudra bien des efforts pour arriver à me remettre dans le bon sens, ma jambe me servant dans un premier temps de levier. Ayant repris mon souffle je termine le plus calmement possible les quelques mètres qui me séparent du relais avant de constater, une fois assuré, que je perds beaucoup de sang. Mon premier souci est de confectionner un relais autobloquant suffisamment solide pour que Nick soit en sécurité lors de sa progression même si je venais à tourner de l’œil. Ayant vu le rocher qui m’avait heurté quelques minutes plus tôt dévaler la pente de neige, suivi de près de mon piolet,  Nick a compris vite la délicatesse de la situation. Il me rejoint rapidement, récupérant au passage mon piolet qui s’était miraculeusement fixé dans la neige quelques mètres plus bas. Une fois réunis nous essayons d’analyser froidement la situation. Ma blessure à la jambe est assez largement ouverte et les pansements et compresses de ma trousse de secours ne peuvent rien pour arrêter l’écoulement. L’espoir d’une cicatrisation partielle afin d’envisager notre retraite se compromet rapidement d’autant qu’il nous faudrait dans tous les cas traverser des terrains difficiles à protéger. Nous nous résignons alors à appeler les secours italiens.

Peu avant la chute de pierre qui nous fait basculer dans une autre réalité ; contradiction étonnante, il s'agit peut-être de l'une des plus belles photos de haute montagne dont je dispose....

Peu avant la chute de pierre qui nous fait basculer dans une autre réalité ; contradiction étonnante, il s’agit peut-être de l’une des plus belles photos de haute montagne dont je dispose….

A partir de ce moment nous basculons dans un autre monde. A l’instar de cette pierre me frappant de manière totalement inattendue, l’hélicoptère des secouristes nous propulse tous les deux, sans transition, d’une fine arête neigeuse à 3350 mètres d’altitude, au plancher des vaches, puis à l’hôpital en quelques minutes seulement. Tout se bouscule dans ma tête et d’inévitables questions envahissent mon esprit. Si je n’ai jamais eu de sentiment de colère, de peur ou de douleur, c’est la gêne qui m’envahit. Profonde gêne de devoir faire appel à de tels moyens pour nous sortir d’une situation délicate dans laquelle nous sommes retrouvés de notre propre chef. Gêne de devoir laisser mon compagnon de cordée transporter seul nos deux sacs pendant une heure afin de regagner la voiture pendant que je me fais soigner. Gêne vis-à-vis de mes proches pour l’inquiétude qu’ils peuvent ressentir. Certes, cet accident n’est pas de nature à remettre en cause ma pratique, mais rappelle cruellement la notion de risque objectif en montagne, toujours présent, quel que soit le terrain pratiqué. Si j’ai hésité à écrire ces lignes, ne voulant pas donner cette image de la montagne, il serait malhonnête de vouloir occulter cet aspect de notre passion.

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